• Toujours le sud

    Dans le sud insurrectionnel de la Thaïlande, la langue locale éradiquée

    Le chant d'une chorale de fillettes en hijabs blancs s'élève de l'école de Sai Buri, faisant revivre une langue éradiquée de la vie publique dans cette région de l'extrême-sud de la Thaïlande en proie à une insurrection autonomiste musulmane.
    Depuis l'annexion il y a un peu plus d'un siècle de ce territoire frontalier de la Malaisie, Bangkok a tout fait pour y imposer la culture nationale du pays, en majorité bouddhiste. Le ressentiment qui en découle a nourri le soutien à une insurrection ayant fait plus de 6.100 morts depuis 2004, dont une majorité de civils.
    Parmi eux, malgré les escortes militaires censées les protéger, figurent souvent des enseignants envoyés par Bangkok, vus par les rebelles comme des colons.
    Le jawi, langue traditionnelle de la péninsule malaise qui s'écrit avec l'alphabet arabe, est utilisé par les anciens. Et enseigné aux plus jeunes, dans des écoles privées musulmanes des provinces de Pattani, Yala ou Narathiwat.
    Mais elle est absente des programmes dans les écoles publiques. Et les villages, dont le nom était autrefois écrit en jawi, ont été rebaptisés en thaï.
    Cependant, des résistances apparaissent. "Nous devons préserver le caractère unique de notre culture", s'insurge l'historien Ismail Ishaq Benjasmith à la fin d'un cours de jawi dans une "tadika", le nom donné aux écoles religieuses, de Sai Buri.
    "Cela peut apparaître comme un problème mineur mais cela nourrit la violence, car notre histoire a été changée par le gouvernement. Et la colère monte peu à peu", explique-t-il.
    L'historien local mène une campagne pour que les panneaux indiquant les noms des villes et villages de la région soient de nouveau en jawi.
    Pour accéder au village de pêcheurs voisin de Mengabang, il faut franchir de nombreux check-points. Mais ici, le nom du village est indiqué à la fois en thaï et en jawi.
    Une petite victoire, symbolique, pour Ismail et son ONG locale, PUSTA, qui a réussi à réintroduire ces panneaux bilingues dans dix localités.
    Le processus, qui devait être étendu à 2.000 localités, avait été validé par le responsable de la région, Tawee Sodsong. Mais celui-ci a été balayé, comme de nombreux responsables locaux, par le coup d'Etat militaire du 22 mai à Bangkok.
    Alors que les enfants de Sai Buri sortent de l'école en courant, Ismail s'inquiète de la disparition du jawi.
    "Nos ancêtres nous parlent de notre histoire, mais le gouvernement veut nous raconter une autre histoire", critique-t-il.

    Colonisation

    Cela passe notamment par le martèlement de l'allégeance à la Nation, à la religion bouddhiste et au roi de Thaïlande, des mots qui sonnent souvent creux dans cet ancien sultanat rattaché de force au royaume de Thaïlande, et qui sont vécus comme une colonisation.
    Le maréchal Plaek Phibun Songkhram, Premier ministre de Thaïlande à la fin des années 1930 puis de nouveau dans les années 1940, avait rendu l'école en thaï obligatoire, envoyant des bataillons d'enseignants et de fonctionnaires bouddhistes dans l'Extrême-Sud, au détriment des musulmans locaux.
    Dans les années 1960, le général Sarit Thanarat va plus loin, faisant passer toutes les écoles musulmanes dans le giron de l'Education nationale. Et écrasant toute résistance.
    Ce passé reste à vif dans les mémoires. "Si vous avez quelque chose à vous et que quelqu'un vous le prend, il est naturel de vouloir le récupérer", explique Abdullah Bin Abdulrahman, 54 ans, entrepreneur local impliqué dans le projet de réintroduction du jawi.
    Le chef de la junte militaire thaïlandaise, Prayuth Chan-O-Cha, assure vouloir relancer un processus de paix aujourd'hui au point mort, dans un contexte de grande défiance.
    Depuis peu, son discours hebdomadaire du vendredi soir à la Nation est sous-titré en jawi.
    Samedi dernier marquait le dixième anniversaire de la répression de la manifestation de Tak Bai, date importante dans l'histoire du conflit. Alors que des manifestants dénonçaient des détentions arbitraires, la répression du pouvoir fit 85 morts, la plupart par suffocation dans des camions militaires.
    Pour l'homme d'affaires Abdullah Bin Abdulrahman, la reprise des négociations ne peut se faire sans un assouplissement de la politique de Bangkok.
    "Nous sommes prêts pour le changement, prêts pour la paix... Mais après tant de temps, je ne sais pas si nous y parviendrons", dit-il.

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