• 26/10/14

    Le début de la fin de l’histoire en Thaïlande

    Il y a un quart de siècle tout juste, tous les espoirs étaient permis : le mur de Berlin n’était plus qu’un tas de ruine, et l’URSS et sont lot de dictatures communistes allaient rapidement devenir un mauvais souvenir.
    L’universitaire américain Francis Fukuyama prophétisait dans un article désormais archi célèbre « la fin de l’Histoire » , c’est à dire la marche inéluctable de la planète vers un modèle unique, celui des démocraties libérales et de l’économie de marché : un paradigme présumé vainqueur par KO technique contre le marxisme.
    Le sens de l’histoire des deux derniers siècles serait donc bien celui d’une « révolution libérale mondiale » à la fois irrésistible et irréversible, c’est-à-dire l’avènement universel d’une démocratie consacrant et protégeant la liberté individuelle et les droits de l’homme. Faut d’ alternative crédible, la démocratie libérale et l’économie de marché ont donc vocation à s’imposer partout à plus ou moins brève échéance.
    Aujourd’hui Francis Fukuyama déchante, même si le modèle démocratique sort pourtant largement vainqueur des 25 dernières années : en 1974, 30 Etats étaient démocratiques, soit moins de 30%, contre 120 en 2013 soit près de 60%.

    Trois pas en avant, deux pas en arrière

    Malheureusement la Thaïlande ne fait plus partie des 60% démocratiques. Il semble qu’en Thaïlande le chemin vers la “fin de l’histoire” soit un peu plus sinueux et compliqué qu’ailleurs. La marche vers la démocratie en Thaïlande ressemble plus à une Conga cubaine : trois pas en avant et deux pas en arrière.
    Mais les particularités de la Thaïlande n’expliquent pas à elles seules les problèmes récents rencontrés par le royaume.
    «Le problème dans le monde d’aujourd’hui, c’est non seulement que les pouvoirs autoritaires sont toujours bien portants, mais que de nombreuses démocraties ne vont pas bien non plus. » écrit Francis Fukuyama dans le Wall Street Journal.
    Et pour appuyer sa démonstration il cite la Thaïlande “dont le tissu politique effiloché a cédé la place le mois dernier à un coup d’Etat militaire, ou le Bangladesh, dont le système reste sous l’emprise de deux machines politiques corrompues.”
    Beaucoup de pays qui semblaient avoir entamé des transitions démocratiques réussies comme la Turquie, le Sri Lanka, ou le Nicaragua ont basculé dans des pratiques autoritaires. D’autres, y compris les ajouts récents à l’Union européenne comme la Roumanie et la Bulgarie, sont toujours en proie à la corruption.
    Comme en Thaïlande, la démocratie et le suffrage universel servent bien souvent de vernis pour embellir des pratiques parfois condamnables. Que dire du Mexique avec ses 22.000 « disparus » depuis 2006 ? Une démocratie certes, mais rongée par la corruption, où toute une partie de la police sert d’auxiliaire aux mafias locales.

    Le monopole de la violence légitime

    La Thaïlande n’en est pas là, mais avant le coup d’Etat, il était possible de tirer sur les opposants au lance grenade à peu près n’importe quand et n’importe où, sous le nez de la police.
    Sous le dernier gouvernement Shinawatra, l’Etat thaïlandais était un Etat en faillite : économiquement écrasé par le poids des pertes générées par la folle spéculation sur le riz. Politiquement discrédité : au sens de l’Etat donné par Max Weber (« le monopole de la violence légitime »), l’Etat thaïlandais avait perdu le contrôle de la situation.
    La Thaïlande n’est pas un cas isolé : la Russie tend de plus en plus vers un régime autoritaire électoral menaçant de reprendre par la force les territoires perdus lors de l’implosion de l’Union soviétique en 1991.
    Quant au “Printemps arabe”, il a rarement accouché d’un retour à la démocratie : une dictature, celle des islamistes, a le plus souvent succédé à une autre, parfois encore pire que la précédente.
    Certes le pourcentage des états démocratiques a doublé depuis 1989, passant de 30 à 60%, mais la démocratie ne se limite pas à l’élection d’un gouvernement.

    Les dérives de la démocratie

    Le plus gros problème dans les sociétés qui aspirent à devenir démocratique est devenu leur incapacité à produire durablement ce que les gens attendent d’un gouvernement: la sécurité personnelle, la croissance économique, et des services publics de base qui fonctionnent correctement (en particulier l’éducation, les soins de santé et les infrastructures) et qui sont indispensables pour la réalisation des aspirations individuelles de chacun.
    C’est à n’en pas douter un point faible de la démocratie en Thaïlande : lorsqu’elle accouche d’un régime kleptocratique au service exclusif d’une famille, puis d’un seul des membres de cette famille, la démocratie n’est plus crédible.
    Lorsque les intérêts supérieurs de la Nation thaïlandaise sont jetés dans un puits sans fond de démagogie par une poignée de dirigeants aveuglés par l’ambition, et agissant en toute impunité avec le blanc seing de l’onction démocratique, la démocratie n’est plus crédible. Cela ne remet pas en cause la validité du modèle démocratique sur le long terme, y compris pour la Thaïlande : le seul horizon crédible reste la voie du libéralisme économique et politique. Mais pas à n’importe quel prix. La dictature de Prayuth n’est pas une réaction contre la démocratie, elle est une réaction contre les pires dérives de la démocratie.


    Droit de réponse

    Il aura donc fallu attendre des mois pour lire un édito condamnant enfin (entre les lignes, pas directement, parce que faut pas exagérer quand même) la dictature en Thaïlande, pays dévasté par l'autoritarisme, l'imbécilité crasse (cf "bikini dictator''), l'arrogance et surtout l'incompétence manifeste de ce Prayut, l'homme qui a ordonné en mai 2010 de tirer sur la foule des manifestants de Rachaprasong (92 morts, plus de 3000 blessés). A cette époque, il est vrai, "il était possible de tirer sur les opposants au lance grenade à peu près n’importe quand et n’importe où, sous le nez de la police" (tiens, je reprends mots pour mots les termes de cet édito qui s'appliquait à une autre situation, autrement moins dramatique, mis à part pour ceux qui ont osé déplacé les cônes des gardiens de Suthep).
    Bref, début d'autocritique donc de la part de l'auteur de cet édito, dont le mépris affiché pour les électeurs de Thaksin, puis de Yingluck, demeure en revanche toujours aussi vivace.
    Le fameux : "j'ai raison contre tout le monde parce que les autres sont des idiots". J'adore ! En tout cas, la dictature de Prayut n'a strictement rien à voir avec une quelconque réaction "contre les pires dérives de la démocratie" (qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre !) et vous le savez bien. Une fois de plus, vous êtes bâillonnés et vous ne pouvez pas dire la vérité en Thaïlande, ce que je peux comprendre.
    Tout est lié à un problème de succession du côté du palais, chacun le sait. Nous assistons depuis des mois à un théâtre de rue et nous savons très bien qui tire les ficelles. Prayut est un pion sur l'échiquier, qui fait là où on lui dit de faire (à l'image de ce pauvre Suthep, l'un des hommes les plus corrompus de Thaïlande). Prayut fait du mal à la Thaïlande, c'est un sale type. Mais qu'est-ce qu'on peut lui demander de plus ? Il fait son travail. C'est tout. Et vous faites le vôtre.

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